Staali, Keltoume

Mon projet de thèse, intitulé « Mécanismes de création et freins à l’écriture dans une œuvre de fiction sous la gouvernance de la poésie », prend sa source dans cette citation de Virginia Woolf, lue dans le Journal de création de Nancy Huston : « Il se passera encore beaucoup de temps avant qu’une femme puisse s’asseoir à sa table pour écrire sans qu’elle se trouve face à un rocher ou un fantôme. »

Il s’agit donc d’observer et d’interroger la question des empêchements d’écriture comme phénomènes complexes, difficiles à décrypter, nécessairement présent à chaque étape de la création, qui sans doute aussi ordonnent d’une certaine manière les étapes de l’avancée de l’œuvre en cours d’écriture. Je travaille à l’écriture d’un roman, genre élastique par excellence qui autorise une grande liberté et porte la possibilité de faire de la subversion générique une règle existentielle du point de vue de l’écriture. Je travaille sous la direction de Michel Bertrand pour la partie théorique et d’Anne Roche pour la partie créative.

Très vite, il apparaît que la traditionnelle répartition entre la théorie et la pratique dans cette mention de thèse constitue une pierre d’achoppement. Nous décidons d’un commun accord de nous orienter vers la production d’une thèse qui ne respectera pas cette dichotomie mais sera d’un seul tenant, une œuvre hybride dans laquelle l’écriture créative et l’écriture réflexive s’articuleront selon des modes qui restent à inventer.

La fable du roman se situe en Algérie et s’étend sur une période qui va des années 1970 à 2020. Les personnages sont impliqués dans le mouvement de l’histoire des luttes politiques qui ont émaillé ces années postindépendance. Un des personnages est entraîné dans le Hirak, ce mouvement protestataire qui a surgi en 2019 et s’est interrompu avec la crise sanitaire et le début d’une grande répression. A travers cet évènement, il s’agira de remonter à la source du Hirak, et d’interroger sa filiation dans le mouvement étudiant des années 70. Je m’appuie sur des témoignages et des interviews de protagonistes de ces événements.

Héritière contrariée de la culture populaire du conte, j’ai voulu accorder une place dans mon travail à cette tradition orale, en la réécrivant, en la transformant pour mieux me l’approprier afin de combler cette absence dans mon histoire du fait des ruptures de l’immigration, de l’exil, de la perte de la langue. Mon roman est aussi le réceptacle de la recherche d’un héritage perdu ou dévoyé, que je reconstitue à travers la création littéraire. L’insertion de contes occasionne ainsi des questionnements théoriques sur les notions de genres, de cohésion, d’architecture. Ils ont partie liée avec la place de la littérature algérienne de langue française dans ma formation d’écrivain. Enfin, mon travail s’accompagne d’une attention passionnelle et obstinée à la langue, celle que je dois forger dans l’écriture et qui naît de l’écheveau poétique de mes langues, arabe maternel émietté, français appris à l’école, mais aussi des autres langues apprises et désapprises qui tapissent mon territoire mental et mémoriel. Ecrire ce roman et interroger sa genèse en convoquant et en forgeant les outils de la théorie, me permet de fabriquer cette langue « neuve » qui doit beaucoup à la poésie, ancêtre de toutes les langues, c’est pourquoi je mentionne cette expression de Abdelkébir Khatibi « gouvernance de la poésie », gouvernance étant entendue comme direction, cap mais aussi tension, langue orale/langue écrite, tension comme attention à cette résurgence secrète de la langue transmise et perdue, mais dont la voix de silence ne demande qu’à renaître.